La fin du monde a commencé sous ma fenêtre. Il fallait bien que cela commençât quelque part : il se trouve simplement que je suis bien placé pour parler de ce début. Je viens d’écrire « bien placé »… : qui suis-je donc, pourrais je me demander faute qu’il y ait encore quelqu’un pour s’étonner et pour me poser la question ? De quel monde et de quelle fin s’agit-il ? De quel monde et de quelle fin dont je serais l’unique rescapé encore là pour parler, pour témoigner, témoin solitaire sans greffier pour recueillir mon témoignage, et face à un tribunal absent ? A la fois témoin et mon propre auditoire, le dernier homme, car si le monde a eu une fin, à qui donc en parler, et à quoi bon ? Y aurait-il un autre monde, d’où la fin du monde pourrait être racontée et commentée, d’où une leçon pourrait être tirée, et je suis parvenu dans ce monde là, un monde où la fin du monde est d’avance présente dans la mémoire des vivants qui ne savent pas qu’ils sont des survivants ? D’où me viennent donc ces souvenirs de la fin, et qu’elle est l’utilité d’une telle mémoire, après tout ?
Extrait de La hache et le violon d'Alain Fleischer